Les personnes ayant obtenu le statut de réfugié doivent renoncer à leur passeport d'origine, les obligeant ainsi à solliciter un titre de voyage spécial pour quitter le Canada. Le Devoir a découvert que les délais pour l'obtention de ces titres explosent : plus de 20 000 demandes de Titres de Voyage pour Réfugiés (TVR) sont en attente de traitement, dont environ la moitié ont dépassé la garantie de 20 jours ouvrables. Certains réfugiés, devant quitter le Canada en urgence, par exemple pour assister à des funérailles, attendent même depuis plus d'un an leur TVR.
"La situation est grave, très grave pour un pays développé comme le Canada", a déclaré à Le Devoir une agente d'immigration qui souhaite rester anonyme car il lui est interdit de parler aux journalistes. Elle constate une augmentation des demandes de TVR dites "urgentes", comme celles pour se rendre au chevet d'un proche ou assister à un mariage, qui ne sont pas traitées en temps opportun. "Quand j'entends une personne dire [...] qu'elle n'a pas pu voir son parent vivant [ni même] assister à son enterrement en raison de l'attente de ce document, je trouve cela grave."
Selon Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), au 15 novembre 2023, environ 6000 dossiers de TVR déposés en 2021-2022 étaient toujours en attente de résolution.
Auparavant, les questions concernant les délais se comptaient sur les doigts d'une main. "Maintenant, j'en ai 10 ou 15 par jour. Les collègues aussi. Tellement qu'en réunion d'équipe, tout le monde se plaint de cela", souligne l'agente.
Au-delà de la frustration, elle exprime un sentiment d'impuissance. "D'abord, tu es déjà anxieuse parce que tu sais que tu n'as rien à dire à la personne", admet-elle. "Qu'est-ce que tu lui dis ? 'Je suis désolée, votre document est toujours en traitement ?'" Elle a constaté que des Titres de Voyage pour Réfugiés (TVR) demandés en urgence en 2021 n'avaient toujours pas été délivrés.
Plusieurs avocats interrogés par Le Devoir constatent également que les délais sont très longs. "Chaque réfugié demande automatiquement le TVR, même s'il n'a pas l'intention de voyager dans l'immédiat, car il sait que l'obtenir prend du temps", constate Stéphanie Valois, coprésidente de l'Association des avocats et avocates en droit de l'immigration.
Elle a remarqué que les demandes qui sont restées sans réponse pendant plusieurs mois sont étonnamment celles qui mettent le plus de temps à aboutir. Pourtant, cela devrait être une simple formalité, selon Me Valois. "Quand les clients me disent qu'ils attendent depuis un an, la stratégie consiste à déposer une nouvelle demande."
Erika, une réfugiée colombienne qui préfère taire son nom de famille pour ne pas compromettre ses démarches en cours, en est à sa troisième demande de TVR pour son enfant. Elle a demandé en octobre 2022 un titre de voyage pour elle, son mari et son fils, dans le but de se rendre au Mexique pour les fêtes de Noël et retrouver des membres de leur famille, une occasion rare après quatre ans. Son mari et elle ont obtenu leur TVR en moins d'un mois, mais son fils attend toujours, plus d'un an plus tard.
Le voyage prévu pour Noël de l'année dernière a dû être annulé. Depuis, Erika contacte régulièrement l'IRCC par téléphone et par écrit chaque mois, voire chaque semaine, pour se renseigner sur l'état du dossier. Elle a même sollicité l'aide du bureau de son député pour obtenir davantage d'informations. "L'agent d'immigration a dit que c'était long, même pour les cas urgents", rapporte Erika.
Le dépôt d'une deuxième demande identique en juin dernier n'a rien donné. Erika espère que la troisième fois sera la bonne. Pour elle, la chose la plus frustrante est de ne pas avoir une idée claire des délais. "Si l'Immigration nous avait dit que ça prendrait six mois, on aurait attendu les six mois sans problème. Mais on nous dit que c'est 20 jours ouvrables et qu'on est censé être à la dernière étape. Mais ça fait des mois qu'on est à la dernière étape ! Que se passe-t-il avec le système ?"
Originaire d'Ouganda, Mike, qui préserve l'anonymat pour ne pas compromettre sa demande de résidence en cours, affirme avoir connu le même stress face au mutisme de l'IRCC. En février dernier, ce réfugié a sollicité un titre de voyage pour se rendre en Chine, où il avait poursuivi des études doctorales, afin de récupérer des effets personnels et de l'argent laissé là-bas dans un compte bancaire. "Tout ce que tu fais, c'est attendre, et tu n'as pas de réponses, pas de courriels, rien du tout. Tu ne sais pas ce qui arrive à ta demande", explique-t-il. "J'étais anxieux et confus. Je ne savais pas quoi faire."
Ce n'est qu'à la fin de juin qu'il a découvert que le retard était dû à un problème lié à sa photo. "J'ai finalement obtenu mon titre de voyage au mois d'août, six mois plus tard. Mais sur le site, ça disait 30 jours !" Il a pu se rendre en Chine, mais il était trop tard : l'appartement qu'il avait occupé avait été vidé de ses affaires.
En plus des délais prolongés, les demandes urgentes ne sont pas traitées de manière... urgente. Les trois jours de traitement promis par l'IRCC se transforment souvent en plusieurs mois. "J'ai deux cas [urgents] où ça a pris 30 mois", relate une agente d'Immigration Canada. Dans l'un d'eux, la mère de la demandeuse était très malade. "La femme voulait juste s'assurer de pouvoir voir sa mère une dernière fois. C'est vraiment désolant."
Selon cette agente, l'IRCC n'est pas en mesure de gérer le grand nombre de réfugiés qui sont arrivés. "Il se passe quelque chose, les délais ne sont pas bons." Pour elle, un tel volume de demandes n'est pas normal.
Selon l'IRCC, jusqu'au 12 décembre, environ 300 dossiers qualifiés d'"urgents" n'avaient toujours pas été traités. "Au cours des dernières années, nos bureaux ont enregistré une augmentation significative du nombre de demandes et nous avons pris les mesures nécessaires en recrutant du personnel supplémentaire", a répondu l'IRCC par courriel au Devoir. "Dans un petit nombre de cas, le délai de traitement peut être plus long, lorsque nous procédons à des validations telles que des contrôles de sécurité."
Pour Benjamin Brunot, avocat en immigration pour Juste humain, il y a "beaucoup d'absurdités" entourant la délivrance du TVR. Pendant la pandémie, l'IRCC avait émis ce document de voyage par courriel. "On a été capables [de procéder ainsi] quand les bureaux ont été fermés pour des raisons sanitaires, mais maintenant qu'il n'y a plus de pandémie, il faut refaire les TVR sur papier et les envoyer. C'est absurde", affirme l'avocat. De son côté, Me Stéphanie Valois souhaite une prolongation de la validité du TVR, qui n'est que d'un an, et la possibilité pour le personnel du bureau des passeports de s'en occuper. "Ce n'est pas compliqué, il serait capable de les traiter."
Interrogé sur la lenteur du traitement des demandes, l'IRCC a réitéré son engagement à respecter ses normes de service, soit 20 jours ouvrables, sous peine de rembourser partiellement les frais au client.
